Les larmes d'HadrienTeadhu s'assit à son bureau en attendant que son cours commence. Il brossa inconsciemment ses courts cheveux auburn du plat de la main, incapable de contrôler son excitation nerveuse. Le professeur, madame Maureana Barkley, était une spécialiste reconnue en mécaniques temporelles, et était actuellement en visite pour le semestre. Techniquement, cette classe était censée être d'un niveau bien supérieur au sien, mais Teadhu avait obtenu une autorisation spéciale du doyen afin d'y assister ; ce qui était un véritable exploit pour quelqu'un d'ascendance Krenim. Bien que plusieurs siècles se soient écoulés depuis le conflit qui a opposé la Fédération aux Krenims de Noye, les personnes ayant du sang krenim étaient toujours considérés avec suspicion, plus particulièrement s'ils démontraient un intérêt certain pour les mécaniques temporelles.
Les professeurs de physique les plus avancés que Teadhu avaient rencontrés jusqu'à présent avaient toujours été des sortes de génies fripés au regard absent. Mais le professeur Barkley était totalement différente. Sa tenue élégante était taillée à la perfection, ses cheveux soigneusement coiffés, et son maquillage subtil ne comportait pas le moindre défaut. Ses chaussures cliquetaient sur le carrelage alors qu’elle se dirigeait vers l'estrade en face de la classe.
Elle projeta l'image holographique d'une large rivière s'écoulant lentement. "Ceci, est l'image classique que l'on se fait du temps. S'écoulant dans une seule direction, du passé au présent, avançant inexorablement. J'appelle ça le modèle géocentrique, car la ligne temporelle consensuelle que nous partageons se trouve au centre. Toute déviation de cette ligne est corrigée sans effort par l'inertie du courant temporel lui-même."
"Mais des avancées récentes dans le domaine des mécaniques temporelles ont révélé que la réalité pourrait être totalement différente." Le professeur afficha alors une autre image, une vision en accéléré du delta d'une rivière se jetant dans l'océan, avec des millions d'affluents se séparant et fusionnant, toujours en changement. Sous les yeux de la classe, la marée se leva et effaça les sillons tracés dans la vase par l'écoulement de l'eau. Alors que la marée s'abaissait à nouveau, elle révéla une plaine lisse de limon et de sable, et une toute nouvelle série de canaux se creusa sous les efforts de l'eau qui s'écoulait vers l'océan.
"Nous comprenons désormais que le flux temporel ne reconnait aucune primauté. Tout comme le système ptolémaïque, nos modèles antérieurs du temps nous plaçaient en son centre à cause de notre propre arrogance. Mais la science nous montre qu'aucune ligne temporelle n'est "pure". L'histoire sur laquelle nous nous sommes mis d'accord est un simple consensus. Même cette réalité a été manipulée par d'innombrables mains afin de créer la bulle fragile que nous appelons aujourd'hui histoire. Assidument défendue, évidemment, par nos amis les agents temporels. Mais en avons-nous le droit ? Est-ce juste ? Les Accords temporels suggèrent qu'il existe une "vraie" ligne temporelle. Mais il s'agit d'une décision politique, et non pas scientifique."
"Parfois, quelqu'un essaie de rediriger les flots du temps. Alors, le temps apparaît comme un bassin plein de remous et de courants. Ces mêmes courants qui, ensuite, altèrent ensuite l'écoulement des canaux qu'ils alimentent, en renforçant certains, et en affaiblissant d'autres. Ce qu'il est important de comprendre ici, c'est que bien que nous vivions à l'intérieur d'une ligne temporelle consensuelle que nous appelons réalité, ou histoire, ou même le futur (qui est d'ores et déjà décidé, mais ce sera le sujet d'une prochaine leçon), ces courants alternatifs existent dans un état potentiel en parallèle du nôtre, et ce n'est que l'effondrement de la vague temporelle par l'observation d'un être conscient qui crée cet effet que nous appelons histoire, un peu à la manière de l'interprétation des mécaniques quantiques de Von Neumann-Wigner."
"Cette découverte est à la source de notre nouvelle technologie de bouclier temporel. En isolant un champ temporel donné, nous pouvons préserver une conscience ou un objet afin de le protéger des modifications de la ligne temporelle qui devraient affecter cette personne ou cet objet."
"Contrairement au delta de l'hologramme, ces canaux ne sont pas effacés. Tous ces courants alternatifs sont imprimés dans l'étoffe même du temps. Une empreinte peut être perçue, et dans certains cas mesurée."
Soudain, un agent temporel se téléporta dans l'amphithéâtre. "Pardon pour cette entrée. Professeur, puis-je vous toucher deux mots ?"
"Capitaine Walker," s'exclama le professeur, visiblement irritée par cette interruption. "Étant donné que vous avez déjà assisté à ce cours, je présume que vous êtes ici pour des raisons officielles."
"En effet. Cela ne prendra qu'un moment."
Avec un hochement de tête, Barkley se tourna vers ses élèves. "Un instant, je vous prie," dit-elle laconiquement en s'éloignant de l'estrade. Elle échangea quelques mots avec son invité opportun, puis revint se placer face à la classe.
"Je m'excuse, un problème urgent a été porté à mon attention. Mais il se trouve qu'il s'agit également d'une excellente opportunité éducative. Une espèce portant le nom de Na'kuhl a développé une forme de voyage temporel "furtif" au 27ème siècle. Ils ont envoyé nombre de leurs agents dans notre passé afin d'altérer notre histoire. Leur objectif est de détruire les fondements de la Fédération."
"Votre travail pour la prochaine leçon consistera à localiser et documenter l'une de ces tentatives. Décrivez le courant originel du temps, la modification que les Na'kuhls ont essayé d’y apporter, et ses conséquences éventuelles."
Sur ces mots, le professeur se téléporta hors de la salle avec l'agent temporel.
Les autres étudiants se regardèrent, ahuris, déstabilisés par le déroulement des événements. Mais très vite, Teadhu repris ses esprits, rassembla ses affaires et se rua vers les holo-archives.
Une fois là-bas, il invoqua un modèle holographique du courant temporel, avec ses affluents et ses embranchements de lumière colorée.
"Ordinateur, marquez les emplacements des incursions temporelles Na'kuhl connues." Des points lumineux parsemèrent la représentation, indiquant les dates auxquelles les Na'kuhls avaient essayé d'altérer la ligne temporelle, et leurs corrections. Les zones de surbrillance autour des périodes de la
Seconde guerre mondiale et de l'
Enterprise NX-01 étaient particulièrement larges. Des points plus petits parsemaient toute l'histoire de la Terre.
Teadhu jeta un œil aux événements déjà répertoriés, même si aucun d'entre eux ne l'intéressait. Il s'agissait d'un territoire parfaitement cartographié. Non, ce qu'il voulait désespérément, réalisa-t-il, c'était de découvrir quelque chose de nouveau. Trouver une incursion que personne d'autre n'avait découverte.
Mais c'était quasiment impossible. Bien que les Na'kuhls aient voyagé dans le temps de façon camouflée, tous les changements apportés au courant temporel auraient été remarqués et immédiatement corrigés.
Mais, il commençait à se demander, que se passerait-il si toutes leurs tentatives échouaient ? Ou si leurs altérations n'étaient pas suffisantes pour atteindre leur objectif ? Se pourrait-il qu'il y ait eu des Na'kuhls "perdus", incapables de compléter leur mission, battus par les forces de l'histoire elles-mêmes ? Et comment pourrions-nous jamais le savoir ?
Teadhu réfléchissait à ce qu'avait dit le professeur au sujet des changements apportés à la ligne temporelle, et la façon dont ils laissaient des empreintes qui pouvaient être détectées et mesurées. Peut-être que l'un des Na'kuhls avait voyagé dans le temps, mais les conséquences de son incursion n'avaient pas été suffisantes pour altérer le courant de l'histoire. Mais si le professeur avait raison, un léger remous devrait se trouver à l'endroit où le Na'kuhl avait déclenché ces changements. Peut-être que l'ordinateur pouvait être paramétré afin de scanner les données temporelles à la recherche de ce genre d'anomalie.
Il commença ses calculs.
* * *
Daesk se glissa dans les eaux du Nil sous le couvert de la nuit. Elle nagea facilement jusqu'à l'un des bateaux les plus larges de la flottille. Elle y grimpa en s'accrochant à son bord, activant son champ de distorsion afin de protéger sa silhouette des yeux indiscrets.
Heureusement, elle parvint à éviter de se faire détecter alors qu'elle se frayait un chemin vers la cabine d'Hadrien. Pour un empereur, sa protection était incroyablement spartiate. Elle neutralisera l'unique garde qui se trouvait à la porte de sa cabine, l'accompagnant dans sa chute pour étouffer tout bruit suspect.
Elle ouvrit doucement la porte de la cabine. Les lattes de bois grincèrent sous ses pieds, mais elle ne perçut aucun mouvement dans les formes qui reposaient sur le lit.
Elle leva son fusil et cibla l'homme assoupi. Alors qu'elle était sur le point de presser la détente, une silhouette chétive s'extirpa des couvertures et se jeta sur elle, la plaquant au sol dans un bond à la force surprenante pour quelqu'un de sa taille. Son arme se déchargea directement dans la poitrine du jeune grec qui se tenait au-dessus d'elle. Il fut projeté à nouveau en position assise pendant un court instant, son visage fin et juvénile empli de surprise et d'incompréhension. Il baissa les yeux vers l'immense trou qui lui traversait le torse, puis s'écroula sur le sol.
Hadrien s'était précipité hors du lit et, voyant la blessure infligée à son favoris, lutta avec Daesk pour s'emparer de son arme. "Empousa !" cria-t-il.
Deux marins firent irruption dans la cabine, attirés par le bruit, et aidèrent Hadrien à la désarmer et à la neutraliser. Ils l'attachèrent avec des cordes.
Aussitôt la menace écartée, Hadrien ramassa le corps frêle de son favoris, Antinoüs. "Toi, qui a complété ma vie, tu viens à présent de la sauver. Le monde entier connaîtra ton nom," murmura-t-il dans un sanglot.
"Empereur, que faisons-nous de cette créature ?"
"Ce ne peut être que la progéniture d'Hécate. Elle se doit de retourner chez sa créatrice. Elle sera sacrifiée, à minuit, à la croisée. Et personne ne peut savoir ce qu'il s'est passé cette nuit. Personne ne doit apprendre qu'une telle... monstruosité a attenté à ma vie."
"Qu'il en soit ainsi, mon seigneur."
* * *
Le professeur Barkley se tourna vers Teadhu.
"Je suis vraiment impressionnée. Vous avez un futur radieux devant vous dans le domaine des mécaniques temporelles."
"Merci, professeur, c'est un honneur."
"Quel est votre pourcentage de fidélité sur cet enregistrement ?"
"Hm, seulement 64% actuellement. Je suis en train de travailler pour essayer de l'améliorer. Mais la plupart des incertitudes résident dans des détails spécifiques tels que l'emplacement, et autre."
"En effet. Avez-vous une quelconque théorie au sujet des motifs de cette Daesk ?"
"Seulement des suppositions pour l'instant, professeur. Mais je pense qu'elle essayait d'altérer l'évènement connu sous le nom de révolte de Bar Kokhba. Un peuple, les Juifs, se sont révoltés contre leurs dirigeants, les Romains, dont Hadrien était l'empereur ; seulement quelques années après cet événement. Hadrien les a vaincus et a éradiqué leur contrée, la Judée - ou Israël, en la remplaçant par un nouveau pays du nom de Syrie-Palestine. Cette zone est restée contestée par au moins trois anciennes religions de la Terre, et est devenue une intense source de conflit pendant les deux millénaires suivants. La résolution tardive de ces conflits a enfin planté les graines des accords qui ont par la suite unifié la planète, après l'expérience de Zefram Cochrane."
Le professeur eut l'air particulièrement impressionnée. "Avez-vous déjà réfléchi à ce que vous voudriez faire après votre diplôme ?"
Teadhu émit un sourire timide, "Hé bien, j'espérais pouvoir continuer dans les mécaniques temporelles."
"C'est parfait," dit-elle, "parce qu'il se trouve que j'ai justement besoin d'un nouvel assistant."
Source :
Les larmes d'Hadrien