Le cadeau de PandoreContrecoups #3Par Jaddua Ross
Le laboratoire était calme et faiblement éclairé, à l'exception de la lumière qui surplombait les consoles et les tables, comme c'est habituellement le cas chez les constructeurs de sphères. Un faible bourdonnement se faisait entendre.
Teres l'ingénieur réprima un bâillement alors qu'il initiait la séquence d'activation du manipulateur de champ profond.
« Déstabilisation quantique dans 3, 2, 1. Initiation de la pulsation à anti-tachyon... Maintenant. »
Ghera, sa partenaire de recherche, appuya sur une série de boutons sur sa console. « Calibration des émetteurs à anti-tachyon. Pulsation à anti-tachyon... »
Elle fut interrompue par le rayon d'une arme à énergie qui l'effleura et vint frapper la console. Elle explosa sous une pluie d'étincelles, ce qui envoya Ghera au sol. Sonnée, elle se retourna et croisa le regard de Romal, un autre ingénieur assigné au projet.
« Les mains en l'air, » dit Romal, « Je ne veux pas vous faire de mal, mais je n'hésiterai pas. »
Teres et Ghera levèrent les mains, cette dernière quelque peu abasourdie par la situation. Teres secoua la tête et regarda l'un des murs proches alors qu'il coulissait, révélant ainsi des forces de sécurité embusquées qui déferlèrent dans la salle. Alors que Romal lâchait un hoquet de surprise à la vue des nouveaux arrivants, le premier officier de sécurité braqua une arme dans sa direction avec un air sinistre avant même de prendre la parole.
« Romal, vous êtes en état d'arrestation pour haute trahison. »
***
Les procès étaient rares chez les constructeurs de sphères. En tant que réfugiés qui tentaient désespérément de rentrer chez eux, ceux qui étaient autrefois les Tutériens avaient tendance à nouer des liens étroits et partageaient une idéologie forte.
Mais aujourd'hui, les choses avaient changé. Et en raison de la gravité des crimes, on aurait dit que chaque constructeur de sphère de cette poche subspatiale était présent.
Romal se trouvait au centre d'une énorme chambre ouverte. Une lumière brillante s'abattit alors sur lui, l'illuminant et aveuglant les visages de son public, rassemblé dans des sièges situés à l'extérieur du cercle de lumière.
Trois constructeurs de sphères se tenaient sur l'estrade située au-dessus de lui, sous une lumière plus douce, plus flatteuse, et moins accusatrice. Leurs visages étaient sérieux et sombres lorsqu'ils se penchèrent vers lui pour le regarder dans les yeux. Le chef, situé au centre, commença l'interrogatoire.
« Êtes-vous celui que l'on nomme Romal ? »
« Oui. »
« Pensez-vous être mentalement et émotionnellement en état d'être jugé pour les crimes dont vous êtes accusé ? »
« Oui. »
« Comprenez-vous les accusations formulées contre vous ? »
« Oui. »
« Contestez-vous les preuves présentées ? Contestez-vous avoir sciemment et délibérément saboté le projet Retour au foyer ? »
« Non. »
Une exclamation de surprise résonna dans la foule plongée dans l'obscurité. Romal était heureux de ne pas pouvoir voir les regards accusateurs, mais il les sentait tout autour de lui.
Le chef s'installa dans son fauteuil.
« Bien. Qu'avez-vous donc à dire pour votre défense ? »
« Je plaide l'innocence par droit de conscience. »
Une autre exclamation horrifiée se fit distinctement entendre dans la foule. Des chuchotements outrés s'ensuivirent : « monstre », « ignoble », « ridicule ».
Il les ignora et commença sa déposition.
« J'ai été assigné au département d'analyses et d'évaluation du projet Retour au foyer. Mon rôle consistait à évaluer les chances de réussite des interventions dans des univers de test. »
« Je pense que nous en savons tous suffisamment à propos du Retour au foyer, » dit le juge à la gauche de Romal. Quel est le rapport avec votre droit de conscience ? »
« Très bien. Je vais passer les détails. Les choses ont changé pour moi lorsque je travaillais sur l'Univers 2647.43.21.753c. J'avais déjà effectué les mesures de base sur cet univers. Il semblait être un excellent candidat. Des lois physiques très proches de celles de notre univers, un développement galactique adéquat et une densité de champ quantique favorable. En fait, il paraissait tellement proche du nôtre que j'ai transmis l'information à certains de mes collègues. »
« Lorsque je suis arrivé au labo ce jour-là, ils étaient regroupés autour d'un terminal et regardaient une scène comportant des créatures qui ressemblaient étrangement à d'anciennes versions de nous-mêmes. »
« Mes collègues ont prétendu ne pas s'y intéresser. Mais je pouvais voir l'envie dans leurs yeux, le besoin de revenir à la normalité et la banalité d'une existence physique dans notre ancien univers. »
« Vous espionnez nos cousins ? », dis-je en riant. De temps à autre, mes collègues observaient les résultats. Pour vivre cette expérience par procuration, peut-être. « Voyons comment ils se portent, à présent. »
« À ce moment-là, je m'attendais évidemment à ce qu'ils aillent bien. Qu'ils aient changé, peut-être, mais tout aurait dû bien se passer. Mais lorsque j'ai chargé les données les plus récentes, il n'y avait rien. Rien du tout. Le noir total. J'ai fait la mise au point sur l'objectif quantique, augmenté la portée du scanner. Et j'ai fini par trouver quelque chose : de l'hydrogène. »
« C'était tout. Chaque molécule, chaque atome de cet univers avait été déchiqueté, ne laissant qu'un vide empli d'un gaz tellement fin et dispersé qu'il ne pourrait jamais espérer devenir une étoile. C'était comme assister à la mort thermique de l'univers. »
« Mes collègues sont d'abord restés silencieux, sous le choc. Ils ont ensuite commencé à quitter la pièce l'un après l'autre, se rappelant soudain qu'ils étaient attendus ailleurs. Lorsque je fus enfin seul, j'ai posé ma tête sur la table et j'ai pleuré. Pour ces « cousins », mais surtout pour nous. Car ce que nous devions détruire n'était pas juste un monde ou une galaxie, mais un univers entier si nous voulions rentrer chez nous. Je me suis alors demandé ce que nous étions devenus. Et j'ai compris qu'il m'était impossible de rester assis là pendant que nous continuions à tout détruire. »
« J'ai essayé d'en parler à mes collègues, mes amis, mes frères. Ils étaient atterrés par mes suggestions. J'ai fini par comprendre que je n'avais qu'un seul choix : agir directement. Personne n'a été blessé. Je ne regrette rien. J'ai agi en mon âme et conscience, et pour cela, vous ne pouvez me condamner. »
Le chef demanda : « Avez-vous terminé ? »
« Oui, » dit Romal.
« Feran ? Êtes-vous prêt à présenter les charges ? »
Feran, l'Avocat de la société, se leva et s'avança au milieu de l'estrade. Un podium sortit du sol devant lui, et il fut soudain illuminé par une vive lumière. La lumière qui éclairait Romal s'estompa et jaunit, mais ne s'éteignit pas complètement.
« Certainement, chef. Romal prétend avoir agi pour cet univers, avoir sauvé des vies, etc. Mais est-ce vrai ? Nos données indiquent qu'il y a un nombre infini d'univers, ou un nombre tellement grand qu'il est effectivement infini. Face à des chiffres d'une telle ampleur, la destruction d'un, deux, cinq ou cent univers est effectivement négligeable. Il existe un autre univers identique à celui-ci. En fait, si le multivers est effectivement infini, il existe une infinité d'univers comme celui-ci. »
« De plus, ces gens étaient-ils réels ? Ils existaient hors de notre réalité. Par définition, ils sont donc irréels pour nous. Et nous n'avons pas délibérément détruit leur univers. Il s'agit simplement d'un effet de nos expériences. Elles auraient tout aussi bien pu améliorer leur univers que le détruire. »
« Enfin, n'avons-nous tous pas le droit d'avoir un foyer ? Nous avons été pratiquement exterminés par l'Alliance et ses alliés. Nous avons fui leurs exactions, et avons été piégés dans cette poche spatiale. N'avons-nous pas le droit d'arranger les choses pour notre peuple ? Et si quelques univers sont altérés, voire détruits au passage, il s'agit peut-être là du prix à payer. Rien ne saurait être plus important. C'est la pierre angulaire de notre culture. »
« Exterminer les autres tout comme nous avons été exterminés ? Si le génocide est la pierre angulaire de notre culture, alors notre culture a tort. »
« Silence, Romal. Ce n'est pas à vous de parler. Vous avez eu votre tour. »
« Très bien. Mais je refuse de rester là, à écouter ces mensonges. Combien d'univers ont été « améliorés » par nos interventions ? Comment pourriez-vous mesurer une telle chose ? Qui peut juger s'il s'agit d'une amélioration, et selon quels critères ? »
« Assez. Faites sortir Romal de la chambre. Il attendra le verdict dans sa cellule. »
***
Dans la lumière faible, Romal réfléchissait à son destin. Il espérait être condamné à mort. Il était prêt à mourir pour ses convictions. Il ne pouvait plus supporter de savoir qu'il jouait un rôle dans la mort de tant de créatures. Tant de mondes.
L’une de ses collègues, Kiwak, vint le voir dans sa cellule avec un festin somptueux.
« Un dernier repas ? » dit-il, « Je vais donc mourir, alors ? »
« Je crains que non, » dit-elle, « plutôt la prison à perpétuité. »
Pour un être transdimensionnel, cette dernière pouvait effectivement s'avérer très longue.
Elle posa le plateau et recula. Le garde arriva pour l'inspecter. Pendant qu'il l'examinait consciencieusement, elle lui tira dans le dos avec une arme à énergie.
« Kiwak, non, que faites-vous ? Je ne veux pas que vous soyez impliquée là-dedans. Vous ne croyez même pas en ce que j'ai fait. »
« Non, Romal, je ne partage pas vos convictions, et je ne peux pas prétendre les comprendre. Mais je crois en vous, et je sais que vous faites ce que vous pensez être juste. Et je refuse de vous voir souffrir en prison pour le reste de votre vie à cause de cela. »
« Mais vous serez poursuivie pour complicité. »
« Qu'il en soit ainsi. »
« Et où vais-je aller ? Je ne peux pas rester ici. Et notre espèce ne peut survivre dans aucun univers connu. »
« La mort est un futur plus agréable que celui qu'ils vous ont préparé. Fuyez, mon amour. Et puissiez-vous trouver la paix. » Elle activa une sorte d'appareil étrange, et le monde disparut autour de lui.
Lorsque sa vision se stabilisa à nouveau, Romal se trouvait dans une navette, dans l'espace « standard », celui que son peuple avait abandonné. Un champ y avait été construit pour simuler l'environnement de son royaume transdimensionnel. Cependant, il voyait que la dégradation cellulaire avait déjà commencé.
« Je n'ai pas beaucoup de temps, » dit-il. Il chargea les écrans astrométriques et chronométriques et essaya de localiser sa position dans le temps et l'espace. Il semblait se trouver juste à la limite d'une région connue sous le nom d'Étendue delphique, en l'an 2410 (selon le calendrier de la Fédération).
Il mit le cap vers le système solaire de la Terre. Il savait qu'il ne l'atteindrait jamais vivant. Il espérait rencontrer un vaisseau sur le chemin, que ce dernier ne lui tirerait pas dessus à vue... et qu'il soit toujours en état de communiquer avec ses occupants à ce moment-là.
Cela faisait beaucoup d'espoir. Et recouvrer l'espoir, c'était déjà une bénédiction en soi.
Source :
Le cadeau de Pandore