Les grands esprits se rencontrentUn vent humide soufflait sur la plaine mycélienne multicolore, et Amna Patel la découvrait comme elle ne l'avait jamais vue.
Elle s'assit sur le bord d'une falaise surplombant un large bassin, le ciel miroitant et chargé de spores en train de communiquer, de se reproduire ou simplement de voyager d'un point à un autre. Elle avait vécu tant de choses au cours de sa vie, et sa renaissance en tant qu'être de sang, de chair et d'os n'en était pas des moindres ; et des moments comme celui-ci lui offraient une meilleure compréhension de l'étrangeté que doivent ressentir les humains de passage dans cette dimension. L'humidité contre sa toute nouvelle peau en devenait presque inconfortable, et les spores qui flottaient dans l'air lui raclaient la gorge à chaque inspiration. Même si les jahSepp la reconnaissaient comme l'une des leurs et ne cherchaient donc pas à l'empoisonner ou à la chasser, elle devait admettre que le seul monde qu'elle avait jamais connu lui semblait désormais étrange et hostile.
Elle avait pris cette forme afin de communiquer avec les humains et les autres espèces de l'univers. Elle pouvait se rappeler être l'un d'entre eux grâce aux vestiges des souvenirs de la lieutenante-commandante Amna Patel, mais elle ne parvenait pas à les comprendre. Que gagneraient-ils à détruire le réseau mycélien ? Comment les repousser ? Existe-t-il un moyen de se tirer de cette situation sans avoir recours à la violence ?
Elle entendit des bruits de pas derrière elle et se retourna pour faire face à une grande silhouette familière. À la fois Elachi et plus tout à fait, Tarsev avait conservé l'air calme et imposant de l'antique race mycélienne, mais n'avait pas été épargné par les effets secondaires des armes des Klingons qui lui avaient fait partiellement retrouver son identité d'origine. La plupart des changements imposés par les Elachis à son physique de Romulien avaient persisté, mis à part une mutation de sa mâchoire lui permettant de s'exprimer librement par la parole.
« C'est vraiment magnifique, déclara-t-il avec un soupir. Je me demande ce que ça fait d'observer notre monde à travers des yeux d'humain. »
Patel reporta son attention sur le paysage en contrebas. Elle répondit : « Regarder demande tellement plus d'efforts que ressentir... Parler est tellement plus fatigant que savoir. » Un faible sourire lui étira les lèvres. « C'est un monde étrange à mes yeux... aux yeux des humains. Mais je peux aussi voir pourquoi ils sont si nombreux à vouloir le protéger. »
« Ou le détruire », continua Tarsev en se plaçant à son côté. « L'armement des Klingons menace tout ceci. J'espérais pouvoir apprendre ce que ton peuple prévoit de faire à ce sujet. »
« Mon peuple veut à tout prix éviter de recourir à la violence », répondit Patel en se relevant pour toiser le grand Elachi. « J'imagine que ton peuple veut retourner dans son propre univers pour se venger. »
« C'est l'une de nos options, dit-il, confirmant son accusation. L'une des rares qui s'offrent à nous. »
Patel porta à nouveau son regard sur le bassin. La paix et l'harmonie ; voilà qui était l'unique objectif des jahSepp depuis la nuit des temps. Ils partageaient leur monde avec les Elachis, dont les nombreux voyages vers cet autre univers n'avaient rapporté que la destruction, la violence, la torture et la mort. Mais ici, dans cette dimension, les deux peuples vivaient en harmonie, liés par un besoin commun d'un environnement stable et d'une absence totale de compétition pour l'accès aux ressources vitales.
Autrefois, Patel faisait partie d'un réseau d'esprits tous liés, unifiés par une vision commune et une même intention. Ne faire de mal à quiconque. Vivre et laisser vivre. « Qui sème le vent récolte la tempête, » murmura-t-elle alors que les souvenirs d'une amie de Patel sur Terre des centaines d'années plus tôt lui revinrent à l'esprit.
« L'Alliance veut mettre un terme aux agissements des Klingons, tout comme nous, déclara Tarsev. Nous pourrions unir nos forces, voyager vers leur univers et prendre les armes contre ceux qui cherchent à détruire notre monde. »
« L'Alliance, les Klingons... Ce n'est que feu, mort et destruction dans les deux camps. Cet esprit que je possède a été entraîné à tuer. Moi aussi, je ressens cet instinct animal, primitif ; l'appel de la bataille. » Elle leva les yeux vers les volutes pourpres du ciel. « C'est ce même instinct qui nous menace aujourd'hui. »
« Il y a des nuances dans chaque conflit, dit Tarsev. La violence peut être alimentée par la colère ou la vengeance, mais elle peut aussi provenir d'une soif de justice ou du besoin de protéger ce qui est important pour nous. C'est un outil, pas plus maléfique ou superflu qu'une clé à molette ou une seringue. »
« Ton esprit romulien commence à reprendre le dessus, je vois, nota Patel d'un ton plus curieux qu'accusateur. Dis-moi : avant que les Elachis ne te transforment en l'un des leurs, qu'aurais-tu fait ? »
Tarsev parut sourire. « Les Romuliens et les Elachis ne sont pas aussi différents qu'on ne l'imagine, si j'en en crois ma nouvelle perspective. Ils sont énigmatiques, rusés, curieux et prêts à tout pour assurer leur sécurité. »
Patel hocha la tête. « Le peuple de cet esprit parle de compassion et de tolérance, et pourtant ils persistent à pointer leurs armes vers d'autres créatures vivantes dans le but de les éradiquer. Qu'y-a-t'il à gagner à détruire ces Klingons malintentionnés lorsque n'importe quelle autre espèce pourrait prendre leur place ?
Tarsev plaça ses longs doigts sur l'épaule de Patel dans un geste censé être rassurant, mais qui s'avéra gauche et maladroit, faute de n'avoir jamais été pratiqué. « Un Klingon mort ne peut plus faire de mal, dit-il. Les êtres de cet univers meurent et ne reviennent jamais. Leurs expériences ne sont pas transmises par les spores. Leurs esprits ne survivent pas au sein de leur peuple. Leurs actions prennent fin lorsque leur vie prend fin. Et les souvenirs d'une horrible perte peuvent dissuader leurs homologues de suivre leurs traces. »
Patel considéra un moment les paroles de Tarsev et trouva cette perspective difficile à appréhender. « En cessant d'exister, cette J'Ula ferait de l'univers un endroit... meilleur ? »
Tarsev hocha lentement la tête. « Elle menace le sort de deux univers, si ce n'est plus, répondit-il. Notre plan est d'exercer de la violence sur elle et son peuple afin d'éviter à tout ce qui vit, à travers toutes les réalités, de la subir. »
Patel regarda ses mains, fléchit nerveusement les doigts et soupira. « De la violence pour un, un acte de compassion pour les autres. »
Tarsev pencha la tête, pensif. « Oui, en quelque sorte. »
Patel prit une profonde inspiration, avalant l'air rempli de spores comme si elle essayait d'absorber le savoir de son peuple. « Cet esprit serait d'accord avec toi, déclara-t-elle. J'ai assumé cette forme car ses souvenirs montraient une immense compassion, mais elle reste une guerrière. Elle comprend le sens du sacrifice, et le potentiel besoin de recourir à la violence pour le bien commun.
Tarsev acquiesça d'un signe de tête. « J'ai des souvenirs de la Fédération, en dehors de la propagande dont l'Empire stellaire romulien nous abreuvait. Ils ne sont pas parfaits, mais ils ont les intérêts des deux mondes à cœurs. »
Patel leva les yeux vers le visage de Tarsev, plongeant son regard dans les étranges pupilles. « Mon peuple n'approuve pas le fait d'aider une race à en détruire une autre, dit-elle, mais Amna Patel connaît les enjeux de cette guerre, et vous soutient dans votre projet d'éliminer la menace des Klingons. »
Les lèvres de Tarsev s'étirèrent en une ombre de sourire. « Vous avez assumé cette forme pour mieux les comprendre, dit-il, et il semblerait que vous veniez d'y parvenir. »
Patel jeta un dernier regard vers le bassin, cette fois en tentant de s'imprégner de la conscience de tous les spores silencieuses, des hyphes tendus en quête de nourriture, des colonies de moisissures occupées à désintégrer de la matière organique pour la recycler en de nouveaux éléments vivants. Elle réalisa ainsi que le monde des humains était tout aussi complexe, fourmillant d'innombrables formes de vie différentes. Les tuer, les recycler avant leur heure, lui semblait être du gaspillage. Mais comme pour tous les nuisibles, les Klingons de la maison Mo'Kai ne pouvaient être évités, ni dissuadés. Tarsev avait raison : Ils devaient être détruits.
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Les grands esprits se rencontrent